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Les Odyssées de l’hexamètre et autres avatars des mètres grecs : traduction, dérive, performance

mardi 8 novembre 2022

Cette rencontre normande a lieu 10 ans après la Ie rencontre internationale, ‘Traduire Homère en hexamètres’, qui avait eu lieu à Paris, lors des Dionysies 2012, et dont les Actes furent publiés dans le dossier "Homère en hexamètres", Anabases 20, 2014.

CONCLUSION DU COLLOQUE

La IIe rencontre de traducteurs, d’aèdes et de chercheurs a eu lieu les 15 et 16 novembre derniers à l’université de Rouen Normandie, dix ans après la première, avec le plein soutien du labo, l’ERIAC, et le concours des techniciens du Service audiovisuel et de la Maison de l’Université. Ce colloque international a bénéficié de trois communications présentées en visioconférence (Brésil, Etats-Unis, Suisse) et de la présence de deux intervenants brésiliens, d’un intervenant italien et d’une collègue roumaine. L’ensemble des communications fut transmis en direct et est désormais quasiment disponible dans sa totalité sur la Webtélé de l’université.
Les langues concernées, outre le grec ancien et le latin, furent le français, l’italien, le roumain, l’espagnol, le portugais du Brésil, l’anglais, l’allemand, toutes langues qui ont permis l’élaboration d’un hexamètre analogue de l’hexamètre antique, et qui ont décliné la plupart des formes métriques de la poésie lyrique ou dramatique. Toutes langues où la reviviscence des formes antiques se fait aujourd’hui conjointement, par une coïncidence très remarquable. L’enthousiasme des traducteurs, souvent jeunes ou atteignant l’âge de la maturité, laisse présager de magnifiques développements, notamment au Brésil, en Italie et en France. Les traducteurs italiens, Daniele Ventre, ou anglais, Rodney Merrill, qui s’apprêtent tous deux à ajouter l’Enéide à l’Iliade et à l’Odyssée, ont paru plus solitaires, et l’on espère que le partage et l’émulation permettront de répandre ces pratiques anciennes, commencées notamment en France sous François Ier et Henri II, puis trop tôt interrompues, et poursuivies au XVIIIe s. après Klopstock en Allemagne, puis au XIXe s. autour de Pouchkine en Russie.
Après le temps des pionniers de l’hexamètre français, parmi lesquels nous nous rangeons, juste après André Markowicz, auteur du Catulle de 1985, avec notre Sappho de 1991, notre Batrachomyomachie de 1998, notre Hésiode de 1999, notre Iliade de 2010 et notre Odyssée toute récente (parue au Seuil en 2022), vient le temps de la seconde génération en France, qui croît parallèlement à la nouvelle génération de traducteurs brésiliens. Ainsi Aymeric Münch, après de sublimes Géorgiques, encore inédites, poursuit lentement, avec éclat et ardeur, sa traduction de l’Enéide, et Guillaume Boussard, qui a présenté en 2021, doctoralement, sa grande traduction de Lucrèce, inédite encore, a inspiré une traduction fraternelle conduite par Rodrigo Tadeu Gonçalves à Curitiba ! J’étais allé là-bas en 2013, et j’avais découvert la passion d’un groupe de jeunes gens, où brillait Guilherme Gontijo Flores. Le premier a traduit maintenant les Métamorphoses d’Ovide et le second tout Horace, en plus de Sappho ! Tout Horace ! mais que faisons-nous ! Cher André, où en es-tu ? Tes chroniques ukrainiennes t’ont retenu loin de nos chantiers, mais à chaque instant, tu es là parmi nous.
Il y a aussi un groupe de gens qui ne dédaignent pas de travailler l’art de la diction et du geste. Entraînés dans les ateliers de la compagnie Démodocos, quatre d’entre eux sont venus présenter leur art du jeu. Hubert Devos a dit deux cents vers des chants 14 et 15 de l’Odyssée, marionnettes à l’appui, comme un dalang indonésien, avec une sobriété remarquable et une humanité profonde, donnant à méditer la piété d’Eumée face au vieil Ulysse-mendiant. Susie Vusbaumer, qui avait déjà créé sa Nuit d’Ulysse au palais avec des marionnettes, a préféré, pour la circonstance, donner un large extrait du même chant 20, avec un art du geste qui a captivé le public, donnant à lire le texte dans les mouvements de ses bras en même temps qu’elle pulsait les temps des hexamètres. Elle a également apporté une riche réflexion sur cet art du geste issu de son travail de masque, laissant bien augurer de la rédaction finale de sa thèse ERIAC.
Nicolas Lakshmanan a évoqué, autour de Marcel Jousse, la possibilité d’un art de la récitation mémorisée alternant avec un art de la lecture proférée en grec ancien, selon de vieilles techniques hébraïques. Texte grec sacré lu à la lettre, texte français réimprovisé par l’aède, cette alternance favorise une nouvelle vocalisation dans le présent de la traduction, et j’y retrouve un système bilingue extrêmement fécond en performance. Au bout du compte, on ne sait plus quel texte irrigue l’autre : l’original précède la traduction, évidemment, mais parfois c’est la traduction qui remonte dans le grec ancien. Le propos de Nicolas Lakshmanan a rejoint celui de Daniele Ventre, qui avait présenté, à la suite du regretté M. L. West, les éléments textuels permettant de développer l’hypothèse originale d’un Homère traducteur de traditions orientales.
Enfin, Anne-Iris Muñoz, qui était intervenue deux fois pour ouvrir un chantier Lucain très prometteur et rassembler quelques vers pseudo-sapphiques chez Lope de Vega, a dit, en clôture de notre rencontre, la totalité du chant 7 de l’Odyssée, avec marionnettes : la délicatesse nette de la scansion, qui m’a particulièrement séduit, est à comparer avec celles d’Hubert Devos, de Nicolas Lakshmanan et de Susie Vusbaumer. Bien sûr, ces moments ne furent que des échantillons d’un pratique aédique plus large ! Je n’oublie pas de mentionner la présence, dans les gradins de la salle de conférences, de notre cher comédien Henrri de Sabates, aède du chant 9 de l’Odyssée, plus cyclopique que personne...! Et l’art puissant, respiratoire, de Guillaume Boussard en ses hexamètres lucrétiens.
La veille, chargé d’ouvrir le colloque, je ne m’étais pas attardé sur mes traductions, qui furent largement défendues par les aèdes. Car j’ai eu le bonheur de pouvoir faire entendre des enregistrements d’un Retour d’Ulysse : traversées... faits en juillet 2022 au manoir d’Argouges près Bayeux à l’invitation d’Emmanuel Collin et d’Albane Prouvost et avec le soutien du labo. Grâce aux techniciens de la MDU, des enceintes purent être installées dans la salle de conférences afin de donner à entendre les nuances de la prise de son, ouverte, variable, effectuée dans des "espaces vivants" et dans une composition sonore mixée par Alain Michon, qui présentait le travail. L’interprétation chantée avec lyre éthiopienne, parlée sans lyre ou avec lyre, alternant le grec ancien et le français, oppose les moments de la traversée périlleuse d’Ulysse (fin du chant 5) aux contrepoints de ce récit (Télémaque face aux prétendants, souvenir du Cyclope et d’Anticléia aux enfers), brisés par les rafales de mer, prolongés par les sons de l’orgue ou les souvenirs musicaux des Bacchantes. Le projet initial avait été présenté en janvier 2022 par Alain Michon lors de la Semaine du Son de l’Unesco, organisée par Pierre Dumas, également présent au colloque. C’est donc un projet qui se précise et qu’on souhaite désormais finaliser en vue d’une diffusion.
Compositeur naguère de la musique des Bacchantes, François Cam est venu au colloque présenter quelques hexamètres baïfins mis en musique par Claude Le Jeune et quelques exemples de vers anacréontiques pris dans l’Orfeo de Monteverdi et retraités par Mozart ! On retiendra la manière enthousiaste de joindre l’exécution vocale au support de la partition.
L’enregistrement des interventions, effectué par le service audiovisuel, devrait permettre de diffuser aisément ces images et ces textes : textes roumains somptueux de Dan Slusanschi lus par notre très précieuse collègue lyonnaise Smaranda Marculescu, texte portugais de nos amis brésiliens Rodrigo et Guilherme, hexamètres allemands de Reineke Fuchs de Goethe confrontés à la grande tradition métrique par Martin Steinrück, qui a appelé depuis Fribourg à la traduction des humanistes, powerpoint du chercheur et compositeur Marcus Mota, qui depuis Brasilia, a rappelé les termes d’un débat sur l’hexamètre entre Richard, Cosima Wagner et Nietzsche, enfin interface des logiciels Scande&Marque et Scande&Chante développés et mis à jour par Gilles de Rosny, qui a laissé parler cette fois le chercheur plus que l’aède de l’Odyssée !
Cette conclusion provisoire sera amendée et enrichie lorsque je recevrai les textes écrits des interventions. Que les intervenants soient d’ores et déjà tous remerciés.
La qualité des débats sur l’histoire de la métrique et de sa réception, sur la prosodie quantitative ou accentuelle, les perspectives de traduction et d’écriture, la liberté donnée à l’expression de l’art aédique, sa réception immédiate, concourent à encourager de nouvelles expressions et échanges multilingues, et de nouvelles diffusions, scéniques, libraires ou audio-visuelles. La rencontre, issue d’une première rencontre sur la traduction d’Homère en hexamètres, publiée dans la revue Anabases (20, 2014) en ligne, devrait sans doute s’orienter, une prochaine fois, vers l’art dramatique (mètre, musique, traduction, chorégraphie, masque, geste).

PROGRAMME DU COLLOQUE

Mardi 15 novembre 2022, Mont St Aignan, MDU, salle de conférences

9H30-10H15 Philippe Brunet (Rouen), ouverture, « Nouvelles Renaissances : poèmes en attente de traductions, voix en attente de livres, livres en attente de voix »
10H15-11H Daniele Ventre (Naples), « Essais de traduction et d’écriture dactyliques en italien »
11H15-12H Smaranda Marculescu (Lyon), « L’Odyssée d’Homère en hexamètres roumains »
12H-12H45 François Cam (Besançon), « Citations et recréations musicales et chorégraphiques du mètre ancien »

14H30-15h15 Guillaume Boussard (Rouen), « Nam, simul ac ratiō tua coepit uōciferārī… » (Traduire Lucrèce et traduire Jeffers en français dans le mètre)
15H15-16H Rodrigo Tadeu Gonçalves (Curitiba), « Hexamètres dactyliques en portugais : de Lucrèce à Ovide »
16H-16H45 Anne-Iris Muñoz (Rouen), « Chanter avec Lucain : discordia et concordia au cœur de l’hexamètre »
16h45-17h30 Alain Michon (Toulon), avec Ph. Brunet, « Mettre en scène la prise de son : les différents scénarios de captation pour restituer la voix homérique »
17h45-18h45 Hubert Devos (Rouen) interprète un extrait de L’Odyssée : « Ulysse chez Eumée » (chants 14-15)

Mercredi 16 novembre 2022, même lieu

9H-10H Martin Steinrück (en visio depuis Fribourg), « Les doigts cassés du renard » (sur Reineke Fuchs de Goethe, Hermann et l’hexamètre) ; et Anne-Iris Muñoz, « Les pieds ailés : vers méliques revisités à la lumière de l’Arte Mayor chez Lope de Vega »
10H-10H45 Gilles de Rosny (Paris), « Métrique et informatique : deux programmes de scansion et de recherche sur l’hexamètre » (Scande&Chante, Scande&Marque)
11H-11H45 Aymeric Münch (Paris), « Traduire L’Enéide : jeux de mots et jeux d’écho »
11H45-12H30 Guilherme Gontijo Flores (Curitiba), « En deçà et au-delà de l’hexamètre : quelques expériences avec la poésie d’Horace »

14H15-15H Marcus Mota (en visio depuis Brasilia), « Wagnerian Hexameters, Homeric Questions : classical obsessions on text, meter, and performance »
15H-15H45 Nicolas Lakshmanan (Rouen), « Mémoriser Homère »
16H-16H45 Susie Vusbaumer (Rouen), « Le corps de l’aède » (L’Odyssée, chant 20)
16h45-17H30 Rodney Merrill (en visio depuis les USA), « IT ALL BEGAN WITH EVANGELINE. » (How a boy from the Rocky Mountains came to make metrical translations of ancient Greek and Latin poetry, with a sampling of the results).

17h30-18h15 Anne-Iris Muñoz (Rouen) interprète le chant 7 de L’Odyssée « Les jardins d’Alcinoos »

Conclusion provisoire, par Philippe Brunet