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Pied à pied
Métrique et danse : les anapestes
vendredi 14 avril 2023
Les pieds du danseur sont-ils les mêmes que les pieds du métricien ? Examen des anapestes.
Longtemps les recherches sur la métrique se sont contentées de tourner entre spécialistes : linguistes, phonéticiens, métriciens proprement dits, rythmiciens, spécialistes de la poésie en général. Les résultats de ces investigations concernent la segmentation des vers ou des strophes, la valeur rythmique des éléments, l’éventuelle valeur rythmique des césures.
Or, il est certain que la littérature poétique des Anciens ne s’est pas contentée d’être littéraire, mais s’est développée dans la performance orchestique. Le vocabulaire de la métrique porte en effet en lui la trace de son origine dansée : pieds (pous), lever (arsis), poser (thesis), mouvement (agôgè) etc. Tout le vocabulaire esthétique de la forme : symmétrie, figure (skhêma), concerne aussi bien la musique, le rythme, la phrase, que la danse.
Lorsqu’un acteur est censé marcher au rythme des anapestes (u u - u u -), est-il concevable qu’il pose les pieds à côté des temps forts ?
De même, lorsqu’un joueur de phorminx, lyre ou cithare frappe de son plectre les cordes de son instrument, est-il concevable qu’il omette de frapper les temps forts de son hexamètre ?
C’est le premier point. Dans ces deux mètres fondamentaux, anapestes ou dactyles, le rythme est de genre égal. Le temps fort égale en durée le temps faible. Dans les anapestes, on commence au temps faible par l’arsis (le lever), on continue au temps fort par la thesis (le poser). On fait le contraire dans les dactyles.
La grande difficulté vient du fait que thesis et arsis ont une valeur rythmique, mais que du point de vue de la danse, on peut frapper un temps fort (poser de la thesis) et se retrouver le pied au sol, et au contraire, on peut frapper-lever un pied sur le temps fort (lever de l’arsis), et se retrouver le pied en l’air. D’où sans doute la grande confusion qui règne dans ce domaine chez les rythmiciens antiques et modernes.
Je propose de considérer que dans les anapestes, le même pied (droit ou gauche, noté D ! ou G !) frappe la partie faible de l’anapeste puis se pose (D ou G) sur le temps fort. L’autre pied exécute l’anapeste suivant.
On a donc le schéma suivant : D ! D G ! G etc.
Voici que s’approche le roi du pays
Dans les dactyles, s’il doit y avoir accompagnement du pas, il convient de poser le pied sur la première longue au temps fort, puis de changer de pied pour se retrouver dans le même enchaînement que dans les anapestes.
Ce principe a été mis au point dans les spectacles où j’ai joué en tant qu’acteur ou que j’ai dirigés en tant que metteur en scène avec la compagnie Démodocos : Antigone de Sophocle, Orestie d’Eschyle principalement (2006-2011).
Différence essentielle entre les dactyles et les anapestes : le mètre anapestique admet une apparence de "dactyle" par contraction des brèves et résolution de la longue ; mais il garde son temps marqué sur la seconde partie de l’élément résolu. Dans les dactyles de l’épopée ou dans les dactyles de la poésie mélique ou chorale, la longue au temps fort n’est jamais résolue.
La parenté rythmique de ce pas dans la tragédie grecque et dans le théâtre nô a été exposée dans l’article L’acteur qui marche : une passerelle entre la tragédie grecque et le nô (Arts du spectacles. Identités métisses, textes réunis par F. Quillet), L’Harmattan 2011.
Quand je considère aujourd’hui, avec le temps, les réalisations chorégraphiques auxquelles ces mètres ont donné lieu, l’anapeste conserve toujours un poser, une thesis (de pas ou de demi-pas), sur son temps fort, tandis que le dactyle (qui peut très bien admettre la thesis) privilégie une arsis. Cette différence de mouvement est manifeste dans les dactyles lyriques du 1er stasimon d’Antigone, l’un de mes premiers essais chorégraphiques (2009-10). Elle témoigne de la nature "envolée" de la battue dactylique. Une différence de mouvement, d’allure, capitale, par-delà le faux miroir des schémas métriques.